vendredi 20 mars 2020

Stratégies individuelles et collectives de gestion de l’incivilité

Par Jean Poitras et Solange Pronovost

L’incivilité entre les collèges de travail mine la dynamique de groupe et entrave la coopération. Et comme la valeur ajoutée au travail provient souvent d’une meilleure coordination entre les membres d’une équipe, traiter un climat d’incivilité est un investissement dans l’efficacité de l'entité. Mais comment peut-on procéder? Deux options sont possibles : une approche individuelle ou une voie collective. Alors qu'une démarche auprès d'un individu peut être effectuée par n’importe qui, la possibilité d'interpeller l'ensemble du groupe dépend du consentement de celui-ci. Chacun de ces choix comporte des avantages et des limites. Examinons les deux catégories de stratégies disponibles avant de départager la meilleure.

Les stratégies individuelles sont moins
efficace que les stratégies collectives.
Image: www.johnpweiss.com
Stratégies individuelles. Parfois, les employés doivent se débrouiller par eux-mêmes pour survivre dans un climat d’incivilité; soit parce qu’ils sont les seuls à y voir un problème, ou encore parce que le gestionnaire choisit de fermer les yeux. En règle générale, les stratégies individuelles sont plus ou moins efficaces pour diminuer l’impact de l’incivilité, et souvent, elles demeurent tout à fait inefficaces pour régler la difficulté à la source. Et qui plus est, elles génèrent fréquemment l’effet secondaire de favoriser le désengagement des employés. Parmi les plus courantes, nous en retrouvons quatre. 
  • On peut choisir de minimiser l’importance des incidents, notamment en se disant que cela fait partie de la culture d’entreprise et qu’il faut apprendre à vivre dans ce climat. L’idée est de se faire une raison et de se dire que l’incivilité vient avec un certain type d’emploi ou de collègues. Cette stratégie engendre généralement un sentiment d’impuissance face aux manques de civilité. 
  • Lorsque l’incivilité est associée à certaines personnes en particulier, on peut opter pour l’évitement de ces dernières. L'adéquation est alors la suivante: moins on interagit avec elles, moins on risque d’être confronté à des comportements négatifs. Une variante de cette stratégie est de s’isoler pour avoir le moins de contacts possible avec ses collègues, ce qui peut être relativement facile dans les emplois où le travail est accompli sur une base individuelle. 
  • Il est possible également de chercher du réconfort auprès de collègues. Toutefois, cela ne règle pas le problème, mais permet cependant de défouler sa frustration et d’avoir un soutien émotif. On se sent alors moins seul face aux comportements d’incivilité. Par contre, le résultat de cette stratégie aboutit souvent à la formation de petits clans au sein d’un groupe. 
  • Finalement, on peut confronter les individus qui adoptent des comportements incivils ou encore demander au supérieur d’intervenir. Néanmoins, il s'agit d'une stratégie efficace seulement quand l’incivilité peut être associée à quelques personnes en particulier. Lorsqu'elle est répandue à l’ensemble du groupe, procéder un à un peut s’avérer une tâche impossible s’il n’y a pas de consensus parmi les membres de l'équipe quant à l’importante de mettre fin au climat d’incivilité. 

Consolidation d’équipe. Comme l’incivilité est souvent un phénomène de groupe, il faut généralement traiter celle-ci avec des interventions qui font appel au collectif. En fait, tant que l'ensemble des gens ne décide pas par consensus de redresser l'ambiance, il y a peu de chance que le problème se règle. En effet, un gestionnaire peut contrôler l’incivilité, mais ne peut imposer la civilité. Parmi les stratégies possibles, la consolidation d’équipe est la plus commune. Il s'agit essentiellement d'une discussion de groupe portant sur son fonctionnement et sur les relations entre ses membres. L'échange est habituellement facilité par un consultant en dynamique de groupe ou encore par un médiateur. Bien que plusieurs questions puissent être abordées lors de l'entretien, il est essentiel de parler des sujets suivants si on veut traiter l’incivilité.
  • D’abord, il faut avoir une conversation franche sur la problématique de l’incivilité. Simplement dire que le climat est incivil ne suffit pas; le groupe doit prendre le temps d’identifier avec franchise les gestes les plus dérangeants. Il est important de ne pas perdre de vue que l’objectif n’est pas de cibler des individus, mais plutôt des comportements. Évidemment, il est possible que certains d'entre eux adoptent plus souvent que d'autres, des attitudes non civiles, mais il faut éviter de personnaliser le débat si on veut que celui-ci soit productif. 
  • Ensuite, le groupe doit déterminer les sources de comportements inciviles puisque les stratégies de gestion varieront en fonction de celles-ci. Est-ce le stress? Est-ce de mauvaises habitudes? Est-ce le sous-produit d’un conflit latent (i.e. qui n’est pas traité)? L’objectif est de cerner les points à corriger pour que l’environnement soit moins propice aux gestes d’incivilité. En effet, l’expérience démontre que souvent, la bonne volonté n’est pas suffisante. Il faut aussi régler des problèmes, éliminer des sources de frustration et parfois, restructurer l’organisation du travail. 
  • De plus, la discussion doit élucider le type de support attendu entre collègue. En effet, un climat de civilité ne consiste pas uniquement à se dire bonjour dans les corridors. Il doit aussi comprendre un «pacte d’entraide» entre les employés : support émotif, meilleure coordination et collaboration, etc. Par ailleurs, s’entendre sur des efforts de civilité n’immunise pas un groupe contre les conflits. L'entretien doit donc aborder la façon dont le groupe veut réguler ses désaccords. Cela serait une erreur d’attendre un problème pour entamer un échange sur ce sujet. 
  • Par ailleurs, il est souvent recommandé de traduire les engagements du groupe en Code de vie (ou encore Charte de coopération). Un tel document doit préférablement être simple et servir principalement à clarifier les attentes. Bien qu'il ne soit qu'un contrat moral, il ne faut pas négliger l’impact positif de la formalisation du désir de modeler des comportements civils. 
  • Finalement, le gestionnaire doit prévoir des rencontres de suivi avec ses employés. Le proverbe «Chasser le naturel, il revient au galop» s’applique parfaitement à la gestion de l’incivilité. Ainsi, il doit valider avec les membres de son équipe si les résolutions prises durant la consolidation tiennent la route. Parfois, le simple fait de savoir qu’il y aura une certaine surveillance est suffisant pour que les engagements se concrétisent et se maintiennent. D’autre fois, le gestionnaire devra apporter des changements ou rencontrer des individus pour faire des mises au point. 

Les deux erreurs de gestion les plus courantes quand on parle d’incivilité au travail sont de ne rien faire ou encore de laisser les employés s'en remettre à des stratégies individuelles. Lorsque le gestionnaire n'agit pas, il y a risque que l’incivilité dégénère en climat malsain, voire en plainte de harcèlement psychologique. Les démarches d'individu à individu peuvent parfois réduire le stress associé au harcèlement, mais conduisent malheureusement, plus souvent qu’autrement, à un désengagement des personnes impliquées et à une démobilisation du groupe. Une stratégie d’intervention collective constitue donc la seule option qui peut réellement redresser un climat d’incivilité. Mais encore faut-il que le gestionnaire et le groupe aient le courage de prendre le taureau par les cornes. En effet, parler avec tact d’incivilité n’est pas une tâche facile, surtout quand les discussions entre les membres ont tendance à s'envenimer. C’est pourquoi l’aide d’un consultant ou encore d’une personne de l'organisation est indispensable au succès d’une consolidation d’équipe. 


Références 
  • CORTINA, Lilia M. et MAGLEY, Vicki J. Patterns and profiles of response to incivility in the workplace. Journal of occupational health psychology, 2009, vol. 14, no 3, p. 272. 
  • GELDART, Sybil, LANGLOIS, Lacey, SHANNON, Harry S., et al.Workplace incivility, psychological distress, and the protective effect of co-worker support. International Journal of Workplace Health Management, 2018. 
  • SGUERA, Francesco, BAGOZZI, Richard P., HUY, Quy N., et al.Curtailing the harmful effects of workplace incivility: The role of structural demands and organization-provided resources. Journal of Vocational Behavior, 2016, vol. 95, p. 115-127.

N.B. Afin de ne pas alourdir le texte, la forme du masculin a été privilégiée. 


Chronique complémentaire

2 commentaires:

Albert Tranquille a dit…

Une chronique bien approfondie de cette problématique. J'ai hâte de lire la prochaine chronique. Merci

André Ladouceur a dit…

Lors d'une telle intervention de groupe, deux suggestions :
1- Laisser les membres du groupe bâtir eux-mêmes l'agenda des sujets d'échanges à tenir pour bonifier le climat de travail. Au début, les sujets évoqués seront d'ordre très général mais se préciseront graduellement. L'animateur doit savoir n'intervenir que pour éviter que des formulations accusatoires (qui visent directement ou indirectement des individus) soient utilisées.
2- Animer les échanges à partir uniquement de questions. Cela peut paraître étrange mais il est facile de diriger des échanges à partir de simples questions et cela permet à l'animateur de préserver le caractère impartial de son rôle tout en s'assurant que le groupe ait conscience que l'aboutissement de ses échanges et le succès de la rencontre lui appartiennent, ce qui l'amène par la suite à assumer davantage ses responsabilités pour le suivi des engagements pris.