Par Jean Poitras, Ph.D.

Bien que l’humain moderne maîtrise des technologies avancées, conçoive des modèles économiques innovants et progresse en intelligence artificielle, il reste souvent confronté à des difficultés lorsqu’un conflit éclate au sein d’une équipe, d’une famille ou d’une classe : la communication se bloque, les tensions montent et les relations peuvent se détériorer. Pendant ce temps, les singes savent réagir efficacement aux désaccords. Ils prennent rapidement contact, s’apaisent mutuellement et restaurent leurs liens. Chez les primates, les stratégies pour réparer un conflit diffèrent selon les circonstances et les relations, mais c’est toujours le maintien du lien social qui prévaut. Qu’est-ce qui explique une telle divergence entre humains et primates ?
Si l’humain se distingue des autres primates, ce n’est pas tant par une intelligence relationnelle supérieure que par le développement d’un ego complexe. Là où les singes réagissent surtout à la relation et au lien, l’humain ajoute une couche symbolique : l’image de soi, le statut, la peur de perdre la face. Cet ego, omniprésent dans les interactions sociales, vient souvent perturber les mécanismes spontanés de régulation des conflits et en ralentir la résolution.
Il existe trois mécanismes fondamentaux, que la psychologie permet de mieux comprendre et qui expliquent pourquoi les conflits humains se bloquent si facilement.
Quand le désaccord devient un jugement
Contrairement aux humains, les singes ne considèrent pas les conflits comme un jugement de leur valeur personnelle. Chez l’humain, les désaccords sont souvent gênés par la peur de perdre la face, d’admettre ses torts ou de paraître faible. Notre ego symbolique, qui cherche à préserver l’image que nous avons de nous-mêmes, prend alors le dessus sur la relation, surtout si le conflit menace notre intégrité. Selon la psychologie sociale, nous sommes influencés par des biais cognitifs tels que la menace pour l’estime de soi ou le besoin constant d’avoir raison. Les singes n’ont pas de récit identitaire aussi élaboré que celui des humains : ils agissent avant tout pour rétablir l’harmonie du groupe, sans que leur propre valeur soit remise en question.
Tant que l’enjeu est vécu comme une menace pour l’image de soi, la relation passe automatiquement au second plan.
Dans ce registre, l’échange n’est plus traité comme une tentative de compréhension, mais comme une évaluation implicite de valeur personnelle. Les propos de l’autre sont filtrés à travers une logique défensive : ce qui pourrait éclairer est perçu comme une attaque, et la discussion se transforme en mécanisme de protection identitaire plutôt qu’en espace d’éclaircissement.
Plutôt que de clarifier immédiatement les positions, observez d’abord si l’interaction est vécue comme une conversation ou comme un jugement implicite.
L’évitement empêche l’apprentissage
Chez les singes, les compétences relationnelles se transmettent principalement par observation et interaction répétée au sein du groupe. Les comportements d’apaisement, de rapprochement et de réparation ne font pas l’objet d’un apprentissage formel : ils sont intégrés par observation, répétition et immersion dans la vie du groupe. Le conflit n’est pas traité comme une anomalie à masquer, mais comme une interaction ordinaire dont on observe les effets et les régulations. Cette exposition continue permet une transmission silencieuse mais efficace des compétences relationnelles.
Chez l’être humain, ce mécanisme s’est atténué au fil du temps. Les conflits sont souvent ignorés, déplacés ou gérés à l’écart du groupe. L’apprentissage collectif ne devient réel que lorsque exprimer un désaccord ne met pas en danger les relations ou le statut des individus concernés. Cette prise de distance donne l’impression d’un environnement sécurisé, mais prive le groupe de la possibilité de comprendre comment naissent, évoluent et se résolvent les tensions. Ainsi, lorsqu’ils sont systématiquement évités, les conflits ne s’effacent pas : ils deviennent simplement moins visibles.
Lorsque les conflits sont systématiquement traités en coulisses, ils cessent d’alimenter l’apprentissage collectif et produisent des zones aveugles relationnelles.
Dans ce contexte, chacun doit composer seul avec les tensions, sans repères communs ni modèles observables. Les ajustements relationnels deviennent improvisés, discontinus et rarement partagés. Le savoir relationnel ne se construit plus par exposition et imitation, mais se fragmente en expériences isolées, souvent réinterprétées a posteriori, une fois le lien déjà affaibli.
Avec les groupes, mon attention se porte souvent, après coup, sur ce qui n’a jamais été mis en commun, mais qui a pourtant structuré les tensions.
Quand la solution passe avant la relation
Les singes savent instinctivement que la cohésion du groupe est plus importante que les résultats individuels. Leur priorité est de maintenir l’équilibre collectif, car la survie en dépend. Chez l’humain moderne et surtout dans le monde occidental, on a inversé cette logique : on tolère les tensions tant que les résultats sont là. On mise sur la performance, même au prix des relations. Pourtant, la psychologie et les neurosciences nous rappellent que l’être humain est profondément relationnel. Un groupe divisé devient vulnérable, même s’il performe à court terme.
Une équipe peut produire des résultats tout en se fragilisant silencieusement, lorsque le lien est traité comme une variable secondaire.
Dans ce contexte, les indicateurs de performance cachent les signaux relationnels faibles. La détérioration des relations avance discrètement tant qu’elle n’affecte pas les résultats, puis la performance devient instable, révélant un problème qui s’est installé progressivement.
Traiter le conflit comme une menace pour les liens relationnels avant de le traiter comme un problème à résoudre.
Conclusion
Même lorsque ces mécanismes sont connus, ils demeurent difficiles à corriger, parce qu’ils s’activent précisément dans les moments où l’accès à la lucidité est le plus réduit. Sous tension, le cerveau ne fonctionne plus comme un système réflexif, mais comme un système de protection.
La référence aux singes ne vise pas une comparaison stricte entre espèces, mais sert de point d’appui pour éclairer, par contraste, certaines dynamiques humaines. La référence aux singes n’invite pas à un retour à des formes de simplicité naïve ; elle sert de miroir. Elle met en évidence ce que l’humain complique lorsqu’il oublie que la préservation du lien a toujours constitué l’un des fondements essentiels de toute vie collective.
Références
- DE WAAL, Frans BM et DE WAAL, F. B. M. Peacemaking among primates. Harvard University Press, 2009.
- NEWMAN, Alexander, DONOHUE, Ross, et EVA, Nathan. Psychological safety: A systematic review of the literature. Human resource management review, 2017, vol. 27, no 3, p. 521-535.
- SHERMAN, David K. et COHEN, Geoffrey L. The psychology of self‐defense: Self‐affirmation theory. Advances in experimental social psychology, 2006, vol. 38, p. 183-242.
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