
Quand j’enseigne la gestion de conflit dans mes cours de maîtrise, la première chose que j’essaie d’installer chez les étudiants est un changement de regard. Avant de parler d’outils, d’entrevues ou de stratégies d’intervention, il faut revoir la manière même dont nous comprenons un conflit de groupe. Parmi les nombreux mythes qui circulent, le plus répandu — autant chez les étudiants que chez les gestionnaires — est le suivant : « Si on parle aux bonnes personnes, le conflit va disparaître. » Comme si le phénomène reposait essentiellement sur deux individus qui “polluent” tout le monde.
Bien sûr, il arrive qu’un
différend prenne naissance entre deux personnes. Mais dans un conflit de
groupe, il est impossible de se limiter à cette scène visible. Il faut tenir
compte de ce qui se passe dans le système : l’énergie qui circule, les
ajustements de dynamique, les réactions qui se répondent et s’amplifient.
Comprendre un conflit de groupe exige d’adopter une logique différente, qui
permet d’identifier où se situent réellement les leviers.
Le conflit expliqué par la polémodynamique
Dans un groupe de travail, on croit souvent qu’un conflit est d’abord un désaccord entre deux personnes. Mais en dynamique des groupes on constate que cette forme « interpersonnelle » ne dure jamais longtemps. Très rapidement, la tension déborde de son point d’origine et devient un phénomène collectif, un état émergent : une configuration qui n’existe pas dans les individus isolés, mais qui apparaît dès que l’on observe l’ensemble.
Ce basculement est rendu intelligible par la logique polémodynamique. Une tension non traitée ne disparaît pas : elle circule et se transforme. C’est l’équivalent de la loi de conservation de l’énergie en physique : rien ne se perd, tout se transforme — et dans un groupe, même les non-dits restent actifs. Malaises, contradictions, ambiguïtés, frustrations… tout s’accumule dans le système.
Avec le temps, cette accumulation augmente ce que la physique — et la polémodynamique — appellent l’entropie, c’est-à-dire le niveau de désordre. Flou dans les rôles, attentes non alignées, interprétations divergentes, décisions incohérentes… tout cela crée un contexte où les interactions deviennent instables.
Puis survient le moment critique. Comme une eau qui chauffe lentement avant de bouillir, le groupe bascule dans un nouvel état : le conflit de groupe. De l’extérieur, on a l’impression d’une explosion soudaine. En réalité, l’énergie s’était accumulée depuis longtemps; elle atteint simplement son point de transformation. Cet état a une propriété déterminante : il se maintient tant que les conditions qui l’alimentent restent les mêmes.
Pourquoi le conflit persiste
Comme en physique, un système
demeure dans son état si les paramètres ne changent pas. Dans un groupe, cela signifie que le conflit persiste tant que l’on ne modifie
pas :
- la circulation de l’information,
- les règles et les attentes,
- la structure de travail,
- les zones de flou,
- ou l’accumulation émotionnelle non résolue.
C’est pourquoi les interventions centrées uniquement sur les personnes — calmer les émotions, “parler aux bonnes personnes”, restaurer le dialogue — ne suffisent jamais à transformer durablement la dynamique. Elles diminuent la pression momentanément, sans modifier l’état du système. Dès que les ambiguïtés reviennent, le conflit refait surface — comme un système revenant spontanément à son équilibre précédent.
Comprendre cette logique polémodynamique permet de voir pourquoi un conflit de groupe « prend vie » et semble parfois indépendant des intentions individuelles. Aucune personne ne cherche consciemment à créer cette dynamique; pourtant, l’ensemble des interactions, combiné au flou structurel et à l’accumulation, produit un état autonome qui influence les perceptions, les comportements et l’interprétation des événements. En ce sens, un conflit de groupe n’est pas un affrontement entre deux personnes : c’est un système qui a changé d’état.
Les règles structurelles du conflit de groupe
Lorsqu’on observe un conflit à
travers la polémodynamique, on découvre que ce phénomène n’est pas chaotique ni
imprévisible : il suit des règles régulières, identifiables d’un milieu de
travail à l’autre. Elles décrivent comment un conflit se forme,
s’organise et se maintient dans un groupe.
1. Une tension ne disparaît pas :
elle circule.
Dans un groupe, un irritant
évité, un non-dit ou une incohérence ne s’efface pas avec le temps. L’énergie
qu’il génère se déplace ailleurs : dans une autre relation, un autre échange,
un autre moment. Cela explique pourquoi une équipe “réagit trop fort” à un
incident mineur : ce n’est pas l’événement qui déclenche, c’est tout ce qui
circulait déjà.
2. Les petites tensions
s’additionnent.
Un flou de rôle n’est pas grave
en soi. Une décision incohérente non plus. Mais lorsqu’ils s’accumulent — avec
une surcharge, un silence prolongé, une ambiguïté rituelle — la somme devient
structurante. Le conflit n’est presque jamais causé par un événement précis,
mais par un effet cumulatif.
3. Le point de bascule est un
phénomène normal.
Tout système possède un seuil où
l’énergie accumulée devient visible. Dans un groupe, ce seuil se manifeste par
un “épisode” : une confrontation, une réunion difficile, une explosion
apparemment soudaine. Ce n’est pas un accident : c’est une propriété émergente
d’un système saturé.
4. Le conflit acquiert une forme
d’autonomie.
Une fois l’état conflictuel
installé, il influence la manière dont les comportements sont interprétés. Des
gestes neutres deviennent des provocations, des décalages mineurs deviennent
des irritants. Le conflit n’a plus besoin de personnes “en guerre” : il
organise lui-même les perceptions.
5. Le système se maintient tant
que ses conditions restent inchangées.
C’est un principe fondamental en
dynamique des systèmes : un état persiste si les paramètres demeurent les
mêmes. Dans un groupe, cela signifie que le conflit continue même lorsque les
intentions sont bonnes ou lorsque les “personnes au cœur du problème” disent
s’être expliquées. Ce n’est pas une question de bonne volonté — mais de
configuration.
6. Le désordre (l’entropie) est
le carburant du conflit.
Là où l’organisation est fluide,
les conflits se dissipent. Là où règnent le flou, les contradictions, les
priorités mouvantes, les règles implicites ou incohérentes, le groupe devient
mécaniquement instable. Ce désordre structurel nourrit le conflit beaucoup plus
que les traits de personnalité.
Conclusion
Si un conflit est un état émergent, alors le comprendre exige de déplacer notre attention. Il ne s’agit plus d’examiner les émotions ou les intentions individuelles, mais d’observer les conditions qui encadrent les interactions : la structure, les règles, la clarté, la circulation de l’information, les zones de flou. L’analogie thermodynamique éclaire ce principe : lorsqu’on modifie la température ou la pression d’un système, la matière change d’état sans qu’aucune molécule ne soit remplacée. Dans un groupe, le changement d’état repose sur la même logique. Au fond, comprendre un conflit de groupe, ce n’est pas se demander qui l’a créé. C’est reconnaître qu’il s’agit d’un phénomène collectif qui émerge lorsque le système atteint un certain seuil d’instabilité. Et souvent, ce simple changement de regard constitue déjà une première transformation.
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