vendredi 28 novembre 2025

Le médiateur comme catalyseur social

Par Jean Poitras, Ph.D.

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En chimie, un catalyseur sert à accélérer une réaction entre deux réactifs sans se transformer lui-même. Si l’on transpose cette idée au domaine des conflits, on peut dire qu’un médiateur joue un rôle similaire : il accélère les négociations et facilite l’interaction entre deux parties, sans prendre parti. Voici comment les cinq grands types de situations chimiques trouvent leur équivalent social et leur version « médiation ».

Quand la réaction n’arrive pas à démarrer

Il arrive qu’une réaction chimique exige tellement d’énergie au départ qu’elle ne se produit presque pas. Dans ces cas-là, on utilise un catalyseur qui “donne un coup de pouce” pour réduire la quantité d’énergie nécessaire. L’équivalent social apparaît lorsque deux personnes sont tellement chargées émotionnellement qu’elles ne peuvent même pas commencer à se parler. Le médiateur devient alors un « apaiseur » : il diminue la tension, fait retomber la charge affective et permet au dialogue de démarrer. Sans ce travail, aucune discussion rationnelle n’est possible.

Stratégies d’apaisement :

  1. Normaliser la réaction des personnes pour diminuer la honte, la colère ou la défensive.
  2. Ralentir le rythme de la rencontre afin que chacun retrouve un minimum de contrôle émotionnel.
  3. Utiliser une reformulation apaisante pour remettre de la clarté là où tout est confus.

Quand les réactifs ne se rencontrent pas

Certaines réactions ne se produisent pas parce que les réactifs ne peuvent simplement pas se rencontrer seuls. En chimie, on utilise alors une surface — un catalyseur hétérogène — sur laquelle ils peuvent se déposer, ce qui les rapproche. Socialement, on retrouve cette situation quand deux personnes ne peuvent plus se parler directement mais ont confiance en une même tierce personne. Le médiateur joue alors le rôle du pont relationnel : il devient le lieu sûr par lequel l’échange peut reprendre, parce que chacun accepte de passer par lui.

Stratégies de pont relationnel :

  1. Créer un espace de parole séparé en caucus, puis reformuler l’essentiel de manière neutre en séante conjointe.
  2. Servir d’intermédiaire émotionnel en développant une relation de confiance avec les deux parties.
  3. Utiliser des “phrases-passerelles”, ex. « Je vais vous résumer ce qu’il veut vraiment dire ».

Quand les réactifs sont mal orientés

D’autres réactions échouent non pas par manque d’énergie, mais parce que les molécules sont mal positionnées. Les enzymes, catalyseurs très précis, orientent les réactifs de la bonne façon pour que la réaction se produise. L’équivalent social survient lorsque les personnes ne savent plus dans quelle direction aller, ni comment faire progresser la conversation. Le médiateur devient alors le guide : il oriente subtilement les échanges, structure les étapes et aide chacun à trouver une voie vers une zone d’entente possible.

Stratégies pour guider ;

  1. Poser des questions orientantes qui rapprochent des enjeux plutôt que des positions.
  2. Clarifier les objectifs communs, même partiels, pour créer un point d’ancrage.
  3. Ramener doucement le groupe sur la bonne piste lorsque la conversation s’égare.

Quand les réactifs doivent être transformés un peu

Dans certaines réactions, les réactifs ont besoin d’être modifiés temporairement pour pouvoir réagir. Un catalyseur homogène se lie brièvement à eux, forme un complexe intermédiaire, puis se détache. Socialement, cela correspond au moment où les personnes ont des priorités floues, contradictoires ou mal alignées. Le médiateur adopte alors le rôle du recadreur : il aide à clarifier ce qui compte vraiment, à faire émerger les priorités ou à les réorganiser. Cette mise au point change la dynamique de la conversation et permet d’avancer.

Stratégies pour recadrer :

  1. Poser des questions de priorisation, ex. « Qu’est-ce qui est le plus important pour vous ? »
  2. Identifier les besoins réels derrière les demandes, pour éviter les faux débats.
  3. Ramener la conversation aux enjeux essentiels, lorsque les discussions s’éparpillent.

Quand quelque chose bloque la réaction

Enfin, certaines réactions sont inhibées par des impuretés ou des “poisons” catalytiques. On utilise alors un catalyseur robuste, qui peut fonctionner malgré ces obstacles. Dans un conflit, ces “impuretés” prennent la forme de non-dits, de tabous ou de sujets trop délicats pour être abordés spontanément. Le médiateur devient dans ce cas le déclencheur : il met sur la table le sujet que tout le monde connaît mais que personne n’ose nommer. En le faisant émerger au bon moment, il débloque la situation et permet d’aborder enfin les vrais enjeux.

Stratégies pour déclencher des conversations difficiles :

  1. Nommer prudemment le sujet tabou, en le présentant comme une invitation et non comme une attaque.
  2. Proposer une hypothèse sensible, ex. « Est-ce que c’est possible que… ? »
  3. Relancer la discussion au moment stratégique, quand les parties sont suffisamment stables pour l’affronter.

Conclusion : la leçon essentielle

Ce modèle révèle une vérité fondamentale, valable autant en chimie qu’en médiation : un catalyseur ne crée jamais une réaction. Il ne fait qu’accélérer une réaction déjà possible. Exactement comme un médiateur, qui ne peut pas inventer une relation ou une volonté absente, mais qui peut identifier ce qui bloque la dynamique — tension, rupture du lien, manque d’orientation, priorités floues ou tabous — et choisir le rôle catalytique qui permettra de lever cet obstacle. C’est dans cette capacité de repérage que réside le cœur du métier.

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