vendredi 21 novembre 2025

L’étape la plus fragile d’un brainstorming en gestion de conflits

Par Jean Poitras, Ph.D.

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Dans un groupe, un brainstorming débute presque toujours de façon fluide : les idées s’accumulent, l’ambiance est ouverte et la participation élevée. Mais dès qu’arrive le moment de choisir, tout se bloque. Ce phénomène s’explique par un mécanisme psychosocial central : l’identification cognitive. Les participants s’attachent à leurs idées, qui deviennent liées à leur compétence et à leur place dans le groupe. Écarter une idée peut alors être perçu comme une mise à l’écart personnelle, ce qui génère résistance et ralentissement.

Je l’ai souvent constaté dans mes débuts comme facilitateur. Tout allait bien en phase divergente, puis au moment de sélectionner, la dynamique s’effondrait d’un coup. C’est en comprenant ce mécanisme sous-jacent que j’ai réalisé que ce blocage n’était pas un accident, mais une transition psychologiquement fragile. Cette prise de conscience m’a permis d’adapter ma façon d’animer pour rendre cette transition plus fluide plutôt que de la subir.

Pour comprendre ce qui se passe, il faut distinguer deux phases. La phase divergente, c’est le moment où le groupe génère librement beaucoup d’idées, sans jugement : on ouvre, on explore. La phase convergente, c’est le moment où on trie, on sélectionne, on élimine. Dans toute réunion de résolution de problème, on doit passer de la phase divergente à la phase convergente. Et c’est justement cette transition qui pose des problèmes, parce que le groupe change alors de dynamique psychologique : on passe d’un mode d’inclusion totale à un mode de choix, ce qui active les enjeux d’ego, de reconnaissance et d’appartenance.

Psychologiquement, ce passage est délicat, surtout dans un contexte de conflit. La transition déclenche plusieurs mécanismes connus : la réactance (la résistance quand on sent qu’on perd du contrôle), la menace à l’estime de soi, la menace au statut, et la dissonance identitaire. C’est dans cet entre-deux que les gens argumentent, ralentissent ou bloquent. Le problème ne vient donc pas du manque d’idées, mais de ce que la sélection représente symboliquement.

Et honnêtement, je me suis moi-même fait prendre dans cette étape de transition. Comme jeune facilitateur, j’étais tellement excité de voir le brainstorming fonctionner que je voyais ça comme un signe que tout allait bien. Puis, au moment de choisir, pouf : tout bloquait. Le groupe résistait, la dynamique se refermait, et j’étais surpris chaque fois. C’est seulement plus tard, en comprenant le mécanisme psychologique sous-jacent, que j’ai réalisé que cette résistance était normale et prévisible. Cette compréhension m’a donné des outils concrets pour gérer la transition et éviter que la rivière ne devienne un mur infranchissable.

Et lorsque ces transitions sont mal gérées, surtout en contexte de conflit, les conséquences sont sérieuses. Les groupes entrent alors dans un cycle émotionnel dangereux : d’abord l’espoir (“peut-être qu’on va s’en sortir”), puis la frustration (“on voit bien que l’autre groupe ne veut rien savoir”), puis la conclusion hâtive qu’il n’y a plus rien à faire. Ce va-et-vient répété finit par créer un véritable conditionnement du conflit. Les gens cessent de croire que le changement est possible. Ils se retirent, se protègent et s’investissent de moins en moins. À partir de ce point, le conflit n’est plus seulement un désaccord : il devient un état d’esprit.

Pour aider le groupe à traverser cette transition, un petit protocole en quatre étapes permet de réduire la résistance :

Protocole de transition

Étape 1: Annoncer clairement le changement de phase 
Pour faciliter la transition, il est d’abord essentiel d’annoncer explicitement que le groupe quitte la phase divergente pour entrer dans la phase convergente. Une courte pause et une phrase simple suffisent : « On a terminé la phase où on génère des idées. Maintenant, on passe à la phase où on doit choisir. » Cette annonce prépare mentalement les participants et évite l’effet de surprise, qui déclenche souvent la résistance spontanée. C’est efficace parce que les gens comprennent d’emblée que le cadre change et se mettent dans le bon état d’esprit.

Étape 2: Rappeler le but commun
La seconde étape consiste à ramener le groupe à son objectif collectif. En rappelant calmement que « l’objectif n’est pas de faire gagner une idée, mais de trouver ce qui sert le mieux notre objectif commun », on diminue l’ego lié aux propositions. Les idées cessent alors d’être perçues comme des positions personnelles, ce qui réduit la tension quand vient le moment de sélectionner. Cela fonctionne parce que l’attention revient sur la mission partagée plutôt que sur la compétition entre individus.

Étape 3: Normaliser les émotions
Il est ensuite important de normaliser les émotions, car cette transition génère inévitablement un peu de stress ou d’attachement. Dire simplement : « C’est normal d’être attaché à ses idées et de ressentir une petite tension quand on doit choisir » suffit à apaiser la défensive. Les participants se sentent reconnus dans leur réaction, ce qui diminue l’intensité émotionnelle du tri. C’est utile parce que nommer l’émotion permet au groupe de se calmer et de rester disponible pour la décision.

Étape 4: Utiliser un outil neutre pour aider au choix
Enfin, la transition devient beaucoup plus fluide lorsque le facilitateur utilise un outil neutre pour guider la sélection. Cela peut être un vote par points, une matrice impact/faisabilité, un vote anonyme ou une petite grille avec deux ou trois critères. En expliquant que « l’outil va nous aider à faire le tri de façon juste », le facilitateur retire la pression personnelle : ce n’est plus une personne qui décide, mais un cadre partagé. Cette stratégie aide parce que l’outil absorbe la responsabilité du choix et désactive les tensions interpersonnelles.

En conclusion, un bon facilitateur est d’abord quelqu’un qui sait gérer cette transition entre la phase divergente et la phase convergente. C’est l’étape cruciale d’une rencontre de résolution de conflit. On peut voir ces deux phases comme deux berges d’une rivière : la berge de gauche, c’est la divergence; la berge de droite, c’est la convergence. Entre les deux, il y a la rivière — la transition. Et dans cette rivière, le courant de la résistance est fort : c’est là que les gens craignent de perdre, se sentent menacés ou freinent le mouvement. Sans accompagnement, ils n’arrivent pas à traverser. Un bon facilitateur, c’est celui qui tient la corde, sécurise la traversée et amène tout le monde de l’autre côté.

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