lundi 24 avril 2023

Médiation : Comment désamorcer les perceptions tendancieuses ?

Par Jean Poitras

À la suite de l’élection présidentielle américaine de 2020, certains partisans de Trump ont soutenu la théorie du complot « Stop the Steal ». Ils prétendaient que des fraudes électorales massives avaient privé Donald Trump de sa victoire au profit de Joe Biden. De multiples enquêtes n’ont révélé aucune preuve solide de fraude. Néanmoins, beaucoup de partisans de Trump persistent à imaginer et diffuser cette théorie. Dans un contexte de projet d’équipe, deux clans s’opposent au sujet des procédures de l’entreprise qui ne s’avèrent pas très claires. Chaque clan accuse l’autre d’incompétence et d’être responsable des retards. Tout le monde croit fermement que c’est l’autre groupe qui porte la responsabilité malgré le problème d’organisation du travail. En quoi ces deux exemples présentent-ils des similitudes ? Quels phénomènes entrent en action ? Comment cela affecte-t-il le processus de médiation ?

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En médiation, on constate fréquemment que les parties possèdent des croyances divergentes et que la recherche d’un compromis implique de concilier celles-ci. Ces divergences sont d’autant plus nombreuses lorsque plusieurs parties sont impliquées en sous-groupes. Avant d’explorer ces différences de perceptions, nous allons examiner le phénomène sous-jacent d’un point de vue psychologique. Quels biais influencent ces divergences de perception ?

Effet de vérité illusoire. Ce phénomène survient quand nous sommes exposés à une déclaration ou une idée de manière répétée, ce qui la rend plus familière à notre cerveau. Cette familiarité est alors interprétée comme une indication de sa véracité. Nous avons alors tendance à croire des informations que nous avons déjà entendues, même si elles se relèvent fausses. Dans les situations de conflit, cet effet peut s’avérer particulièrement problématique, car les parties répètent souvent leur version des faits et leurs doléances, ce qui les amène à considérer leur point de vue comme une vérité.

Heuristique d’accès. Les individus utilisent des données facilement accessibles pour prendre des décisions, plutôt que de chercher des renseignements supplémentaires ou d’examiner des points de vue alternatifs. Ce biais peut poser des problèmes dans les différends, car les gens ont tendance à s’appuyer sur leurs expériences personnelles au lieu d’évaluer objectivement la situation ou de prendre en compte les autres opinions.

Preuve sociale. Les gens adoptent les croyances d’un groupe en raison de la simple présence des autres qui y adhèrent. Dans un contexte de conflit, cet effet peut inciter les individus à adopter des positions erronées simplement parce qu’un grand nombre les partagent, ce qui se révèle souvent le cas lorsque le contexte implique des clans.

L’analyse de ces distorsions cognitives met en évidence que la création de perceptions divergentes se forme souvent inconsciemment. Affirmer que cela se résume à une différence de croyance est alors insuffisant. En effet, les personnes ont tendance à s’accrocher à leur propre version de la vérité et à conclure que ce sont les autres qui ont une vision déformée des faits. La réponse typique prend la forme de : « Vous avez raison, mais ils n’ont rien compris ». Comme le fait de changer ces perceptions constitue une clé de la recherche d’un compromis, examinons une stratégie éprouvée pour recadrer les perceptions des gens. Celle-ci se décline en trois étapes :

Reconnaître les biais. Les parties impliquées doivent prendre conscience des biais potentiels qui peuvent affecter leur réflexion et leur prise de décision. Une intervenante peut ainsi expliquer ceux-ci, en particulier l’effet de vérité illusoire, l’heuristique d’accès, et l’effet de preuve social. Le but consiste à ouvrir les parties au fait que la situation ne s’avère peut-être pas aussi blanc et noir qu’elles le conçoivent. Elles se montreront alors plus aptes à concentrer sur des critères objectifs et factuels. En outre, celles-ci peuvent reconnaître comment les émotions et les expériences personnelles peuvent influencer les jugements et décider de travailler ensemble pour trouver des moyens de minimiser leur impact sur la médiation.

Lors d’une réunion d’équipe, deux membres responsables du rapport mensuel ne l’ont pas présenté, ce qui a frustré le directeur et les autres membres de l’équipe. Marc et Sarah, qui ont coopéré sur ce document, ont des opinions différentes quant à la culpabilité. Marc pense que Sarah porte la faute, car il lui avait demandé de présenter le rapport lors de la réunion, tandis que Sarah croit Marc responsable, car il aurait dû donner des instructions plus précises. Pour résoudre ce conflit, le directeur organise une rencontre informelle. Ensemble, ils discutent des biais qui peuvent influencer leur réflexion et leur décision, tels que l’effet de vérité illusoire et l’heuristique d’accès. Les deux collègues admettent que la colère peut avoir affecté leurs perceptions.

Explorer des perspectives alternatives. Explorer des hypothèses alternatives et stimuler la recherche d’opinions différentes entre les parties facilitent la compréhension mutuelle. Pour y parvenir, mon expérience suggère d’utiliser différentes stratégies, telles que le tour de parole où chaque personne exprime brièvement sa vision sans interruption, suivi de questions pour clarifier les divers points de vue. Il est également conseillé de répéter les positions des autres pour garantir leur compréhension. Une deuxième stratégie consiste à inverser les rôles, où chaque personne doit adopter une perspective opposée de la leur. Ils peuvent ensuite discuter en représentant leur rôle attribué et échanger des opinions et explorer divers points de vue.

Reprenons l’exemple précédent. Après avoir discuté des biais possibles, le directeur intervient pour régler le différend en demandant à Marc et Sarah de présenter les points positifs de l’argument de l’autre. Cela permet aux individus de voir les choses sous un angle différent et de ne pas tout mettre sur le dos de son opposant.

Adopter la rétroconception. La méthode de rétroconception, également appelée résolution de problème à rebours, se révèle utile pour résoudre les conflits en établissant un objectif clair et en déterminant les étapes nécessaires pour y arriver. Par exemple, pour parvenir à un accord entre deux parties en désaccord, celles-ci peuvent d’abord imaginer un avenir harmonieux et satisfaisant, puis identifier les actions nécessaires pour y parvenir. Cette approche permet de découvrir de nouvelles idées, de mettre en lumière les problèmes et d’élaborer un plan pour atteindre l’objectif souhaité, plutôt que de se concentrer sur la recherche de la personne responsable de la situation.

Toujours en poursuivant notre exemple, Marc et Sarah conviennent, avec l’aide du directeur, que le but consiste à présenter le rapport mensuel et à préserver les réputations. Pour atteindre cet objectif, Marc et Sarah établissent une communication claire pour éviter les malentendus futurs. Ils déterminent aussi ensemble comment ils vont informer le directeur et les membres de l’équipe de leurs plans pour résoudre la situation.

Afin de résoudre les conflits de manière efficace et faciliter la médiation, on doit prendre en compte que l’impression de détenir la vérité peut rendre les personnes inflexibles. Plutôt que de tenter de contraindre celles-ci à proposer des compromis, un médiateur habile cherchera d’abord à assouplir leur compréhension des faits. Une séquence d’intervention appropriée peut comprendre l’identification des biais en jeu, l’exploration de perspectives alternatives et l’utilisation de la rétroconception, comme je l’ai constaté par mon expérience. En appliquant ces stratégies, les parties en conflit peuvent plus facilement parvenir à un accord. Comme le souligne avec justesse Alexander Lockhart : « L’attitude est le pinceau de l’esprit. Elle colore toutes les situations ».


Références
  • HEYER, Gretchen. The making of a tragedy: perversion in the perception of truth. Journal of Analytical Psychology, 2015, vol. 60, no 5, p. 642-656.
  • LOFTUS, Elizabeth F. When a lie becomes memory's truth: Memory distortion after exposure to misinformation. Current directions in psychological science, 1992, vol. 1, no 4, p. 121-123.
  • POITRAS, Jean et RAINES, Susan S. Expert mediators: Overcoming mediation challenges in workplace, family, and community conflicts. Jason Aronson, 2012.

Chronique complémentaire
 

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