dimanche 2 avril 2023

Médiateurs & IA : Valoriser l'expertise humaine pour garder l'avantage

Par Jean Poitras

Récemment, lors d'un cours de gestion de conflits, une élève m'a interpellé en disant : "Monsieur, apprendre la gestion de conflits est inutile car l'intelligence artificielle résoudra bientôt nos problèmes." Malgré l'absence de malice dans cette déclaration, je me suis senti intrigué et un peu déconcerté. Et si c'était vrai ? J'ai décidé de mettre l'intelligence artificielle à l'épreuve en lui soumettant plusieurs cas de conflits que j'utilise régulièrement dans mes cours. Les résultats furent surprenants : l’intelligence artificielle proposa des solutions pertinentes pour certains conflits, en particulier sur les dimensions organisationnelles, mais eut du mal avec les nuances émotionnelles et relationnelles. Cette expérience m'a poussé à réfléchir sur la manière dont les médiateurs peuvent maintenir leur valeur ajoutée face à l'intelligence artificielle.

alt_text
Lacunes de l’intelligence artificielle

Pour comprendre comment ajouter de la valeur à une analyse de situation conflictuelle par rapport à l’intelligence artificielle, il est essentiel d'identifier les limites ou les lacunes des diagnostics établis par ces méthodes. Une revue de la littérature ainsi que mon expérience révèlent trois lacunes principales :

Compréhension limitée des émotions et des relations humaines. Les systèmes d’intelligence artificielle peuvent éprouver des difficultés à appréhender les subtilités des émotions, des relations interpersonnelles et de la dynamique de groupe. Tous ces éléments se révèlent souvent essentiels dans un diagnostic organisationnel. Cette carence majeure peut mener à des diagnostics organisationnels imprécis et à la proposition de solutions inadaptées qui négligent les aspects émotionnels et relationnels d'une situation, entraînant ainsi l'adoption de stratégies inappropriées.

Prenons l’exemple d’un conflit entre deux employés, Tom et Sarah, à cause de divergences d'opinions sur la manière de gérer un projet. L'intelligence artificielle analyse les données disponibles, telles que les courriels échangés et les rapports de performance, et recommande une répartition des tâches pour résoudre le conflit. Cependant, l’intelligence artificielle n'est pas capable de comprendre les émotions sous-jacentes entre Tom et Sarah. En réalité, leur conflit est enraciné dans une méfiance mutuelle qui s'est développée au fil du temps en raison de problèmes de rivalités professionnelles.

Négligence du contexte du conflit. L’intelligence artificielle peut être limitée par son incapacité à saisir pleinement le contexte spécifique d'une organisation ou à émettre des jugements basés sur des valeurs, des normes culturelles ou des considérations éthiques. Les suggestions de l’intelligence artificielle pourraient aussi négliger les particularités culturelles ou organisationnelles, menant à des solutions inadaptées ou inapplicables dans le contexte concerné. De plus, la mise en œuvre de solutions recommandées sans prendre en compte les valeurs fondamentales de l'organisation pourrait affaiblir l'engagement envers ces valeurs et entraîner une détérioration de la culture d'entreprise.

Par exemple, un conflit surgit entre deux équipes de différents pays, l'équipe A et l'équipe B, à cause de divergences culturelles et de méthodes de travail. L’intelligence artificielle, en examinant les données de performance des équipes et les comptes rendus de réunions, suggère d'uniformiser les processus et les normes de communication pour résoudre le conflit. Toutefois, l’intelligence artificielle néglige le contexte culturel et social propre à chaque équipe, ainsi que les valeurs et normes qui influencent leur manière de travailler. Par exemple, l'équipe A pourrait privilégier un style de communication hiérarchique et formelle, tandis que l'équipe B opterait pour une approche plus informelle et coopérative. Uniformiser les processus de communication pourrait en réalité exacerber le conflit, car cela pourrait être vu comme l'imposition des valeurs d'une équipe sur l'autre.

Manque de flexibilité. Les systèmes d’intelligence artificielle peuvent être moins souples que les experts humains pour adapter leurs approches et recommandations aux situations changeantes ou aux acteurs clés d'une organisation. Une dépendance excessive envers les systèmes d’intelligence artificielle écarte le jugement et l'intuition humaine, en particulier pour identifier les jeux politiques. De plus, l'inaptitude à s'adapter rapidement aux changements internes ou externes pouvant impacter l'organisation, comme une crise interne ou l'émergence de nouveaux enjeux, peut nuire à la mise en place d'un plan pour améliorer le climat de travail.

Imaginons une petite entreprise de logiciels où des concepteurs et des responsables qualité sont en désaccord sur les délais de livraison et les normes de qualité. Les concepteurs veulent livrer plus vite pour répondre aux besoins du marché, alors que les responsables qualité insistent sur le maintien des normes pour satisfaire les clients. L'intelligence artificielle propose une solution qui prend en compte les deux aspects, mais elle ne tient pas compte des difficultés spécifiques de chaque partie. Cependant, un syndicat n'a pas été consulté et s'oppose à toute réforme. Les tensions et les frustrations entre les deux groupes continuent car la solution proposée ne peut être mise en œuvre comme prévu.

La valeur ajoutée d’un expert

Comme nous l'avons souligné précédemment, les médiateurs peuvent jouer un rôle crucial dans la résolution des conflits en raison de leurs compétences et capacités uniques que l'intelligence artificielle ne peut pas égaler. Toutefois, pour demeurer pertinents dans un monde qui est de plus en plus automatisé, les médiateurs doivent se concentrer sur le développement de leurs compétences et capacités relationnelles et systémiques. À cet égard, les options suivantes constituent une stratégie de différenciation prometteuse.

Miser sur l’empathie et la dynamique de groupe. Les médiateurs peuvent apporter une plus-value en mettant l'accent sur l'écoute active et l'empathie afin de mieux saisir les émotions et les relations interpersonnelles. De plus, ils peuvent tirer parti de leur expérience et de leur intuition pour repérer les dynamiques de groupe qui échappent généralement à l’intelligence artificielle. Je recommande donc à mes élèves de développer spécifiquement ces deux compétences :
  • Bien que l'empathie soit en partie liée au tempérament, il est possible de l'améliorer en apprenant des techniques d'entrevue et de relation d'aide. En utilisant ces outils, une personne peut offrir un soutien émotionnel plus efficace aux parties impliquées.
  • Avoir une connaissance approfondie de la dynamique de groupe et être capable d'identifier les principales difficultés relationnelles peut constituer un atout majeur pour désamorcer les conflits

Bien apprécier le contexte dans lequel est imbriqué le conflit. Les médiateurs peuvent aider en comprenant le contexte d'une organisation et en prenant des décisions qui tiennent compte des valeurs et des normes. Leur expérience professionnelle et leur compréhension des subtilités du milieu de travail peuvent également aider à donner des recommandations adaptées. Ces deux compétences clés pour aborder les problèmes contextuels sont souvent nécessaires.
  • Avoir une maîtrise de la rémunération car en comprenant comment les avantages sont répartis, il est possible de mieux comprendre les interactions entre les acteurs en coulisses.
  • Connaître les différentes formes de leadership et d'organisation du travail car les conflits de groupe peuvent parfois masquer des lacunes organisationnelles. Il est important de les repérer pour éliminer les racines d’un conflit.

Adopter une approche agile pour la mise-œuvre. Les consultants ont l'avantage de pouvoir adapter leurs approches et leurs recommandations en fonction des besoins spécifiques de l'organisation et des situations changeantes. Ils sont également en mesure de répondre rapidement aux nouveaux développements et informations des parties prenantes en révisant leurs analyses et conseils. D'après mon expérience, deux éléments qui nous différencient de l'intelligence artificielle sont :
  • Il est important de ne pas travailler en isolation, mais plutôt en étroite collaboration avec les ressources humaines et les syndicats pour s'assurer qu'ils deviennent des alliés dans l'intervention afin de surmonter les difficultés liées à la mise en œuvre.
  • Comprendre la gestion du changement en reconnaissant que le problème ne réside souvent pas dans la solution elle-même, mais plutôt dans la manière dont elle est mise en œuvre, en particulier pour ceux qui ont l'impression d'être désavantagés.

Pour moi, il est évident que les médiateurs doivent tirer parti de leurs compétences relationnelles et systémiques pour apporter une plus-value à l'intelligence artificielle. L'automatisation des consultations avance rapidement, qu'on le veuille ou non. Certaines entreprises ont même intégré l'IA dans leurs pratiques, allant jusqu'à laisser celle-ci rédiger les ébauches de leurs rapports d'expertise ! Bien que cette situation puisse paraître menaçante, elle offre également un défi et une occasion unique pour les médiateurs. Ceux-ci doivent approfondir leurs pratiques en mettant en avant leur savoir-faire humain afin d'enrichir leur approche et d'étendre leur domaine d'intervention. Il est crucial de se pencher sur cette question dès à présent, car l'intelligence artificielle évolue continuellement et les limitations actuelles pourraient probablement être surmontées dans un futur proche. Relevons le défi en nous inspirant la citation d'Henry Kaiser : "Goûtez le plaisir que procure la compétition - en ayant donné le meilleur de vous-même."


Références
  • ALEXANDRE, C.; BLANCKAERT, L. The Influence of Artificial Intelligence on The Consulting Industry. Master’s Thesis, Université Catholique de Louvain, Belgique, 2020.
  • GÎNGUȚĂ, Andrea, ȘTEFEA, Petru, NOJA, Grațiela Georgiana, et al. Ethical Impacts, Risks and Challenges of Artificial Intelligence Technologies in Business Consulting: A New Modelling Approach Based on Structural Equations. Electronics, 2023, vol. 12, no 6, p. 1462.
  • TURNER, Arthur N. Consulting is more than giving advice. Harvard business review, 1982, vol. 60, no 5, p. 120-129.

Aucun commentaire: