vendredi 17 mai 2019

L'effet Dunning-Kruger et la gestion des conflits

Par Jean Poitras Ph.D. et Solange Pronovost 

Avez-vous déjà eu l’impression que les personnes impliquées dans un conflit s’entêtaient à dire qu’elles comprenaient très bien la situation, alors que manifestement, il leur manquait de l’information importante? Le réflexe est souvent de les considérer comme étant bornées. Mais est-ce bien le cas? Ne seraient-elles pas plutôt victimes de l’Effet Dunning-Kruger? Nommé en fonction des chercheurs qui ont mis en évidence le phénomène, on peut résumer celui-ci ainsi : plus les gens sont ignorants, plus ils sont certains d’eux parce qu’ils n’ont pas suffisamment de renseignements pour se rendre compte de leur carence. Et comme l’information (ou plus précisément son manque) est souvent au cœur des conflits, comprendre et désamorcer l’effet Dunning-Kruger peut être pertinent pour les médiateur(trice)s.

Un impact pernicieux de l'effet Dunnig-Kruger
est que les victimes ne s'en rendent pas compte. 
Surtout si elles ont des traits narcissiques.
Mécanisme de l’effet Dunning-Kruger. Le processus est essentiellement associé au sentiment de savoir. Ainsi, les individus qui détiennent peu d’information ont ce qui leur faut pour se faire une idée, mais pas en quantité suffisante pour évaluer si celle-ci est vraie. Conséquemment, ils se contentent de leur conclusion préliminaire. Le problème fondamental n’est donc pas d’avoir une fausse conception de la situation, mais de ne pas chercher à la valider. Mais qu’est-ce donc qui rend les gens confiants dans leurs conclusions erronées? Selon les recherches, la responsable serait l’impression de congruence avec les idées préconçues. 

Par conséquent, si la déduction première d’une personne correspond aux stéréotypes quelle a d'un contexte donné, cette conclusion peut, à tort, être interprétée comme un signe qu'elle est valide. Par exemple, imaginons l'un des individus engagés dans un conflit qui estime qu'un comportement de l’autre constitue de la mauvaise foi et que cette attitude correspond à l’image qu’il se fait de son ennemi. Étant donné que cette analyse semble congruente, il ne cherchera pas à mieux comprendre l'attitude de son vis-à-vis. Et moins il aura de détails sur ce qui s’est réellement passé, plus il sera confiant dans son jugement et moins il s'efforcera de mieux saisir la réalité! 

Gestion de l’effet sur les participant(e)s à une médiation. Pour qu'ils changent leur interprétation du conflit et s’ouvrent aux compromis, les gens doivent nécessairement inclure davantage d’information dans leur raisonnement, notamment la perspective de l’autre. Mais selon l’effet Dunning-Kruger, ils ne tenteront pas naturellement de mieux la comprendre, car ils seront certains de leur jugement. Concrètement, cela signifie que le fait de leur demander d’écouter leur vis-à-vis risque de ne pas fonctionner. Il faut donc que le(la) médiateur(trice) mette en place une stratégie de communication qui contourne le phénomène. 

Ainsi, au lieu d'amener la personne à s’expliquer à l’autre, l'intervenant(e) l'invitera plutôt à s'adresser à lui(elle) personnellement pour lui faire part de son récit. Il(elle) positionne alors son vis-à-vis comme témoin de la conversation. Cette stratégie permet à ce dernier d’écouter le point de vue sans avoir à se compromettre. De plus, le(la) médiateur(trice) peut poser des sous-questions quand il(elle) perçoit des éléments qui pourraient lui permettre d'assouplir ses perceptions . En procédant de cette manière, il(elle) contourne l’une des barrières : le sentiment qu’on n’a pas besoin de plus d’informations. 

Impact sur les médiateur(trice)s. Nous avons principalement discuté des gens engagés dans un conflit, mais l'intervenant(e) n’est pas à l’abri de l’effet Dunning-Kruger. Dans son cas, cela peut se traduire par deux idées préconçues ou déformées auxquelles il(elle) doit porter attention. 
  • Sur le plan procédural. L’effet se manifeste souvent chez le(la) médiateur(trice) novice ou possédant peu d’expérience. Il(elle) est persuadé(e) qu’il(elle) a découvert une méthode universelle et infaillible de résolution. N’ayant pas été confronté(e) à la réalité terrain, l’effet Dunning-Kruger prend racine. Il(elle) croit alors de façon simpliste pouvoir appliquer sa formule unique à tous les types de conflits, sans adaptation au contexte de ceux-ci, ni à la personnalité des personnes impliquées. Peut-on vraiment résoudre une plainte de harcèlement psychologique sévère en milieu de travail de la même manière qu’une mésentente pour défaut de paiement lors d'une médiation aux petites créances? En général, ce type de déformation s’estompe avec l’expérience et une pratique réflexive. 
  • En regard de la solution. Dans ce cas, l'intervenant(e) reconnait à première vue les signes d’un conflit qu’il(elle) a déjà vu, et croyant en savoir suffisamment, se fait immédiatement une idée de ce que la solution idéale devrait être. Il dirige alors les discussions vers la zone d’entente qu’il entrevoit sans prendre le temps d’explorer toutes les ramifications de la situation. Or, ce qui constitue une bonne solution pour un cas donné ne l’est pas nécessairement pour un autre, même similaire. On peut désamorcer cette tendance à l'aide d'une bonne grille d’analyse qui pousse « à faire un inventaire complet des facteurs présents avant d’intervenir. 

Le phénomène d’avoir l’impression de savoir et de ne pas chercher à mieux comprendre est naturel. Il est présent dans la vie de tous les jours, mais aussi dans les situations conflictuelles. Si dans le quotidien, les fausses convictions sont bénignes, elles sont par contre le cœur de bien des conflits. Parfois, le fait de les désamorcer s'avère l’essentiel du travail d’un(e) médiateur(trice). Or, avant qu’une personne intègre de nouvelles informations dans son raisonnement, elle doit d’abord s’ouvrir à les entendre. L’effet Dunning-Kruger bloque cette possibilité et l'intervenant(e) doit utiliser des stratégies pour le contourner. Conséquemment, en plus d’être un pont relationnel entre les participant(e)s à une médiation, il(elle) doit aussi jouer le rôle de relais pour la transmission des renseignements nécessaires. Ainsi, lorsqu’il(elle) fait semblant de ne pas comprendre et leur demande des explications supplémentaires, le(la) médiateur(trice) fait preuve d’intelligence stratégique! 


Références
  • ANSON, Ian G. Partisanship, political knowledge, and the dunning‐kruger effect. Political Psychology, 2018, vol. 39, no 5, p. 1173-1192. 
  • DUNNING, David. The Dunning–Kruger effect: On being ignorant of one's own ignorance. In Advances in experimental social psychology. Academic Press, 2011. p. 247-296. 
  • WEST, Keon et EATON, Asia A. Prejudiced and unaware of it: Evidence for the Dunning-Kruger model in the domains of racism and sexism. Personality and Individual Differences, 2019, vol. 146, p. 111-119.

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