lundi 26 mars 2018

Président Trump : La menace d’une guerre commerciale est-elle une bonne stratégie de négociation?

Par Jean Poitras et Solange Pronovost

Encore une fois, l’actualité peut être analysée à la lumière des théories de la négociation. Depuis un certain temps, le président Trump menace ses partenaires économiques d’enclencher une guerre commerciale si ceux-ci ne concèdent pas des aménagements avantageux aux États-Unis dans les différents accords de libre-échange. Il brandit déjà l'imposition de droits de douanes, sachant très bien que ses vis-à-vis risquent d’emboîter le pas. Voilà un exemple de stratégie de négociation qui, en plus d’être très compétitive, voire sauvage, est généralement considérée comme étant très risquée. Pourquoi alors utiliser cette tactique ? Au-delà de l’analyse du style de personnalité du Président, on peut se demander s’il agit d’une bonne idée. Nous utiliserons la théorie de la stratégie de négociation du bord de l’abîme pour y répondre.

Malgré que le déficit commercial
entre la Chine et les États-Unis soit
réel, celui-ci se résorbe graduellement. 
(Source: International Trace Center)
La stratégie du bord de l’abîme. Cette façon de négocier consiste à poursuivre une action dangereuse dans le but de faire reculer un adversaire et atteindre le résultat le plus avantageux possible pour soi. Bien que le fait de prendre ce risque soit néfaste pour tous les acteurs, on entretient l’idée que l’autre cédera pour éviter la catastrophe mutuelle. Par exemple, la menace d’une guerre commerciale avec ses partenaires économiques entre dans cette définition. À terme, tous y perdraient, y compris les États-Unis. Un acteur entreprendra donc cette stratégie lorsqu’il croira fermement que son vis-à-vis reculera devant la menace d’un désastre réciproque. Dans l’exemple ci-dessus, le président Trump peut supposer que ses adversaires commerciaux préfèreront renoncer au maintien de leur position et cèderont sous son chantage, plutôt que de lui tenir tête et risquer une guerre commerciale.

Poser une menace crédible. Pour détenir une chance de réussite, la stratégie de l'abîme doit présenter une menace crédible pour la cible potentielle. En effet, cette dernière doit craindre réellement la catastrophe et être convaincue que même si le résultat est négatif pour tous, l’agresseur passera à l’acte si on ne se plie pas à ses exigences. En ce sens, trois critères doivent être présents:
  • La menace doit être suffisamment catastrophique pour déclencher la peur et l’inquiétude chez le récepteur de l’ultimatum. À ce sujet, tous s’entendent sur le fait qu’une guerre commerciale serait des plus néfaste pour l'ensemble de l’économie. 
  • Une fois l’action exécutée, les conséquences de celle-ci doivent être irréversibles ou nécessiter un temps d’annulation suffisamment long pour que des dommages sérieux aient été subis. Historiquement, les crises économiques prennent des années à se résorber. 
  • La cible doit croire que l’interlocuteur est assez fou pour passer à l’action. Nous vous laissons le soin de vous faire une idée en appliquant ce critère au président Trump. 

À première vue, il semble donc que la menace du Président des États-Unis soit digne d'être crue. Est-ce dire que la stratégie de brandir une guerre économique soit nécessairement gagnante? Pas vraiment puisqu'il faut également sous-peser les options dont disposent les dirigeants visés.

Contrer la stratégie du bord de l’abîme. Il est évident que les cibles du chantage associé à la stratégie du bord de l’abîme essaieront de s’y soustraire. Si elles en ont la possibilité, elles le feront à coup sûr. Et si elles peuvent contrattaquer, elles ne manqueront pas d’agir aussi. La soumission ne sera donc pas automatique. Moyennant certaines conditions, elles peuvent donc contrer la stratégie, particulièrement lorsque les suivantes sont présentes:
  • La cible peut reporter les impacts de la crise suffisamment longtemps pour que l’entourage de l’agresseur se mobilisent (par crainte de la catastrophe mutuelle) afin de faire pression sur celui-ci. 
  • La cible est en mesure de réduire significativement sa dépendance à l’agresseur, ce qui fait que les effets néfastes l’affecteraient moins que l’assaillant. Actuellement, plusieurs pays cherchent de nouvelles alliances économiques afin de dépendre moins des États-Unis. Toutefois, négocier de telles ententes nécessite du temps. 
  • La cible a la possibilité de combattre le feu par le feu et de créer un désastre encore plus grand. Si le Canada est plutôt démuni à cet égard, il en est tout autrement de la Chine (elle aussi ciblée par Trump); d’autant plus que cette puissance possède une grande partie de la dette américaine. 
À l’analyse de ces critères, on pourrait penser que la Canada, dont l’économie est en grande partie tributaire des États-Unis, constitue une cible facile. Par contre, la Chine possède toutes les caractéristiques d’une victime qui peut se défendre. Peut-on conclure alors que le Président abandonnera tout simplement ses menaces car son vis-à-vis pourra potentiellement contrer sa stratégie ? Passera-t-il à l’acte coûte que coûte ? Encore une fois, cela dépend de certaines conditions. 

Risque de passer à l’acte coûte que coûte. Au cœur de la stratégie, nous retrouvons l’idée que la catastrophe possède un caractère mutuel. Alors pourquoi passer à l’acte et s’imposer des sanctions de part et d’autre si l’opposant ne cède pas au bluff ? Selon les recherches, il semble que certaines caractéristiques peuvent prédire que le leader posera le geste, même si cela fait peu de sens objectivement. C’est ainsi que le risque de dérapage est plus grand lorsque:
  • Le leader qui sert un ultimatum à un vis-à-vis entretient un sentiment de pouvoir démesuré. 
  • Le leadership de l’agresseur est menacé et ce dernier fonde sa crédibilité sur son image d’intransigeance. 
  • L'absence de mécanisme d’auto-régulation règne autour du leader. 

C’est sur ce plan de l’analyse que les choses se corsent. Le président Trump semble répondre à ces trois critères et il existe bel et bien un risque de dérapage. Est-ce dire que la catastrophe est inévitable? Pas nécessairement. Une stratégie de sortie de crise est possible. Il faut considérer cependant que c’est souvent un chemin difficile.

Sortie de crise. Si les cibles se solidarisent face aux exigences, qu’une pression raisonnable autour du Président monte et qu’une porte de sortie honorable est proposée à l’initiateur de la stratégie (par exemple, une concession symbolique), une sortie de crise est possible. Mais il faut que les dirigeants visés puissent retarder l’application des menaces pour laisser le temps à l’opposition interne de l'agresseur de se mobiliser. Ils doivent aussi accepter d’aider celui-ci à sauver les apparences en laissant de côté leur propre égo.

Doit-on conclure que la stratégie du bord de l’abime est inefficace ? pas du tout. Dans les cas où l’un des acteurs a vraiment le gros bout du bâton et peut réellement endurer plus facilement les conséquences négatives de la crise, cette façon de faire peut porter fruit. Dans le monde de la construction et du domaine manufacturier (par exemple par l'exercice de la grève), cette stratégie peut parfois avoir sa place. Mais encore là, un faux calcul peut conduire à une crise inutile et hors de contrôle. Qui plus est, dans la sphère des relations internationales, cette tactique est rarement facile à appliquer à cause de la complexité des rapports de forces et des jeux politiques internes. C’est pourquoi il est important d’avoir vraiment fait ses devoirs avant de s’engager dans une telle dynamique. Alors, lorsque le président Trump affirme que les guerres commerciales sont faciles à gagner, il est permis d'être sceptique.


Référence
  • CORBACHO, Alejandro Luis, et al. Predicting the probability of war during brinkmanship crises: The Beagle and The Malvinas conflicts. Universidad del CEMA, 2003. 
  • DASGUPTA, Sudipto et NANDA, Vikram. Bargaining and brinkmanship: Capital structure choice by regulated firms. International Journal of Industrial Organization, 1993, vol. 11, no 4, p. 475-497. 
  • JOHNSON, Dominic Dunphy Pawley. Who dares wins: confidence and success in international conflict. 2004. Thèse de doctorat. University of Geneva. 
  • SCHWARZ, Michael et SONIN, Konstantin. A theory of brinkmanship, conflicts, and commitments. The Journal of Law, Economics, & Organization, 2007, vol. 24, no 1, p. 163-183. 

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    2 commentaires:

    Fernand Bélair a dit…

    Excellente analyse et propos très intéressants et actuels! Merci!

    Jacqueline LaBrie a dit…

    Analyse des plus intéressantes.
    Merci de ce partage.