vendredi 23 février 2018

Trump et la NRA: Armer les professeurs, la solution idéale aux tueries de masse?

Par Jean Poitras et Solange Pronovost

À la suite de la tuerie de Parkland en Floride, le président des États-Unis a proposé une solution pour réduire, voire éliminer les tueries de masse dans les écoles américaines qui fait beaucoup jaser. Selon Donald Trump, il suffirait d’armer les professeurs afin qu’ils puissent rapidement mettre hors d’état de nuire un agresseur potentiel. L’idée sous-jacente repose sur le fait que ce dernier hésiterait à passer à l’acte par crainte des représailles. Cette proposition a provoqué de nombreuses réactions, souvent incrédules et négatives. Sans entrer dans un débat philosophique, nous l’utiliserons pour illustrer le principe de gestion de conflits sur lequel elle se fonde, soit la théorie de la dissuasion. À la lumière de celle-ci, nous nous efforcerons de répondre objectivement à la question de savoir s’il s’agit d’une bonne idée.

La citation du président de la NRA
(lobby des armes à feu aux États-Unis)
est on ne peut plus explicite.
(Source : Turning Point USA)
Théorie de la dissuasion. Résumée sommairement, la dissuasion consiste à forcer la paix en rendant l’agression trop coûteuse ou trop risquée pour un attaquant. Cette stratégie a été au cœur de la guerre froide. À l'époque, les États-Unis et l’URSS se sont engagés dans une course à l’armement nucléaire afin de créer une situation où une attaque de l’un entrainerait une réplique si catastrophique de l’autre que celle-ci découragerait toute offensive. Selon plusieurs auteurs, la dissuasion nucléaire a permis d’éviter une troisième guerre mondiale. C’est ainsi que cette théorie a gagné beaucoup de crédibilité et de popularité. Néanmoins, elle n’est pas gage d’un succès automatique lorsqu’on l’applique.

Conditions de succès. Comme il s’agit d’une théorie élaborée au début de la guerre froide, elle a été abondamment étudiée. Il en ressort qu’une stratégie de dissuasion peut donner des résultats probants, mais seulement en remplissant certaines conditions. Ainsi, deux facteurs sont particulièrement importants lorsque vient le temps d’évaluer l’efficacité de cette approche.
  • Les forces du défenseur doivent être en parité ou supérieure à celle de l’agresseur, sinon, ce dernier pourrait décider de « prendre une chance ». Au plus fort de la guerre froide, les américains et les russes disposaient d’un arsenal nucléaire capable de détruire plus de quarante fois la planète ! On ne pouvait tout simplement pas gagner une telle bataille.
  • L’agresseur potentiel doit être suffisamment rationnel pour saisir le risque associé à la réplique du défenseur. Dans les tensions américano-soviétiques, il s’agissait d’un élément tellement important que les États-Unis ont évité de déstabiliser la direction de l’URSS. Avoir un ennemi qui a du « bon sens » constituait une priorité. En outre, plusieurs essais de bombes ont été effectués afin de bien monter à l’autre la puissance de son armement nucléaire.

Risque associé. Le risque majeur d’une stratégie de dissuasion réside dans la prolifération des moyens de pression. En effet, l’agresseur potentiel peut essayer de modifier l’équilibre des forces en s’armant davantage; obligeant ainsi le défenseur à augmenter lui aussi son arsenal. Durant la guerre froide, des sommes astronomiques ont été consacrées aux budgets militaires des deux pays. D'aucuns affirment que cela a ruiné l’URSS, la conduisant éventuellement à son éclatement. Il en résulte que cette prolifération augmente les risques d’attaques par erreur. Plusieurs historiens soutiennent que nous sommes souvent passés à deux doigts d’une catastrophe, comme ce fût le cas lors de la crise des missiles cubains.

Théorie de la dissuasion appliquée aux écoles. En la transposant aux tueries de masse dans les établissements scolaires, on considère alors qu’un agresseur potentiel hésitera à attaquer une école s’il sait qu’il sera confronté à des professeurs armés et prêts à le mettre hors d’état de nuire. Si l’idée d’armer les enseignants peut avoir un certain sens intuitivement (en faisant abstraction de l’aspect philosophique de la question), il n’en demeure pas moins qu’elle ne passe pas l’examen des conditions de succès de la théorie de la dissuasion. Voici notre analyse:
  • À moins d’armer les professeurs de fusils d’assaut (l’arme généralement utilisée dans de telles circonstances), l’équilibre des forces n’est pas atteint. Il est peu probable qu'un professeur, muni d'un fusil de moindre calibre, fasse le poids contre un individu agressif et armé jusqu’aux dents. Cela nécessiterait sans doute qu'ils soient très nombreux face à celui-ci.
  • Par ailleurs, la prémisse selon laquelle l’agresseur potentiel est en mesure de saisir la gravité de la menace associée à une attaque semble douteuse. Dans ces cas, on parle habituellement de personnes ayant des troubles psychologiques, souvent de nature psychotique. Il est alors fort possible que le contact avec la réalité soit absent. De plus, la plupart de ces situations se terminent par la mort de l’agresseur, fréquemment par suicide. On peut certainement douter que la peur de se faire tuer soit un enjeu important.
  • Finalement, le risque associé à la prolifération des armes est non négligeable. D'abord, on augmente les risques d'accidents. De plus, que peut-il se passer si un professeur armé développe un problème psychologique ou vit une crise qui affecte son jugement ? Doit-on aussi armer les directeurs d’école pour contrôler les déraillements potentiels du personnel ?

Pour plusieurs, la proposition d’armer les titulaires de classe dans le but de prévenir les tueries de masse, intuitivement ne faisait pas de sens. Nous venons de démontrer qu’elle ne satisfait pas aux conditions de la théorie de la dissuasion pour être potentiellement efficace. Alors pourquoi les politiciens républicains reviennent-ils constamment avec cette proposition ? Bien que nous n’ayons pas la réponse à cette question, nous nous permettons de rapporter cette citation sarcastique. Selon l’humoriste Nate Bergman: « En Amérique, on dit que la seule façon d'arrêter un méchant avec un fusil est un bon gars avec une arme à feu. Mais cela sonne plutôt comme quelqu'un qui essaie de vendre deux armes à feu (traduction libre). » À vous maintenant de tirer vos propres conclusions !


Références
  • LAWLER, Edward J., FORD, Rebecca S., et BLEGEN, Mary A. Coercive capability in conflict: A test of bilateral deterrence versus conflict spiral theory. Social Psychology Quarterly, 1988, p. 93-107.
  • LEVY, Jack S. When do deterrent threats work? British Journal of Political Science, 1988, vol. 18, no 4, p. 485-512.
  • ZAGARE, Frank C. Reconciling rationality with deterrence: A re-examination of the logical foundations of deterrence theory. Journal of Theoretical Politics, 2004, vol. 16, no 2, p. 107-141.


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